Égypte, 1981
La Fabrique, 1988
Cologne, 1985

11 juin 1985 (mardi). Je suis à Cologne. C’est la fin de l’après-midi et je suis presque en face de mon hôtel, à la recherche d’un bombage exécuté il y a quelques années par un artiste de Cologne, sur l’un des flancs de l’église Sainte-Cécile. Je me dirige vers la droite, je passe entre deux bâtiments sans étages séparés par une sorte de jardin, des bosquets verts et de grands arbres qui font une ombre épaisse. Dans le bâtiment que je longe je vois des gens qui travaillent dans des bureaux très éclairés. Après un ressaut de terrain je débouche dans une clairière qui borde le flanc ouest de l’église et je vois immédiatement le tracé noir qui occupe toute la largeur d’un porche roman visiblement refait après la dernière guerre et entièrement muré. C’est la Mort qui est figurée, d’un seul trait si assuré qu’on croit pouvoir encore suivre les mouvements du poignet qui le dessinait. Le squelette ricanant a les pieds sur le sol et les deux bras étendus de part et d’autre jusqu’aux montants de pierre de l’archivolte. On dirait vraiment qu’il s’est encadré là-dedans pour empêcher les gens de passer, de franchir le seuil de l’église, et on dirait en même temps que ce geste qui paraît dire : « On ne passe pas ! », est un geste d’accueil, tant le squelette a l’air de guetter les passants. Je reste un peu à distance, sous le couvert d’un gros marronnier, juste en face, à une bonne quinzaine de mètres. Il fait très gris, froid, une bruine extrêmement légère flotte dans les airs et j’ai froid dans ma veste d’été. Je prends quelques clichés de là où je suis, puis je décide de faire des autoportraits au déclencheur à retardement. Comme je n’ai pas pris de pied avec moi, je cherche des yeux un endroit surélevé pour poser mon autofocus, mais il n’y a rien, sinon la pelouse verte sur laquelle je suis. Je regarde le tronc du marronnier et je vois, à un mètre cinquante du sol, un rejet qui a poussé, trois ou quatre grosses feuilles. Je tortille les feuilles jusqu’à ce qu’elles forment une sorte de grosse tige multiple torsadée autour de laquelle je passe la bandoulière de l’appareil, le laissant pendre en dessous à une hauteur qui me paraît convenable. Je tiens l’appareil un moment pour l’empêcher d’osciller sur lui-même et je déclenche. Je pars en diagonale vers le porche et le squelette, un peu de biais pour que ma silhouette ne le masque pas et à peine suis-je à quelques mètres que j’entends le déclic. Je reviens rapidement, je prends l’appareil dans ma main et je vois que c’est la fin du rouleau. J’hésite à en rester là, je regarde le ciel qui est encore plus sombre que tout à l’heure. Il est près de six heures, mais comme je quitte Cologne demain matin tôt, je décide de retourner à l’hôtel chercher une autre pellicule.
Une vingtaine de minutes plus tard, je suis de retour. Par curiosité, j’ai fait le tour de l’église par l’autre côté, après avoir traversé les rails des tramways de la Cacilenstrasse. En fait il y a deux églises différentes séparées par une grande cour sinistre. Quand je suis dans la clairière, de nouveau dans l’ombre du marronnier, je vois que des gens passent, dans les deux sens, sur un chemin derrière l’arbre, un peu en contrebas. En fait ils promènent leur chien. Une vieille dame, d’aspect assez chic, m’a aperçu. Son gros chien noir, avec un ventre qui ballotte, gambade devant elle. Elle doit trouver ma présence inquiétante, parce qu’elle reste à distance, de l’autre côté d’une sorte de prairie, en retrait d’une cour d’immeuble. Elle se demande visiblement ce que je fais là. Je prends l’air dégagé de quelqu’un qui attend un rendez-vous, je marche de long en large dans ma clairière, je fais surtout attention de ne pas donner l’impression que je me cache sous le marronnier. De temps en temps je m’arrête et je regarde, comme elle qui a croisé ses mains sur son abdomen, le gros chien noir qui pisse çà et là sur l’herbe. Enfin elle s’en va derrière son chien. Avant de disparaître elle se retourne et jette vers moi un dernier regard inquisiteur. Je me retourne vers la Mort et je vois un couple qui s’est approché du mur de l’église. La femme est plus âgée que l’homme, elle a de grosses fesses sous un cardigan crème, et elle parle à l’homme qui l’écoute attentivement. Elle lui montre le haut des murs en lui désignant quelque chose de la main. Ils passent à la hauteur du squelette sans lui prêter la moindre attention et je les photographie de là où je suis. Ils ne s’y arrêtent pas et je pense qu’ils doivent habiter Cologne, qu’ils connaissent déjà le squelette et que ça ne les intéresse pas. Ils passent assez vite et disparaissent en tournant le coin de l’église.
Alors je m’affaire à nouveau, j’entortille la bandoulière autour du reste des feuilles et je déclenche une bonne dizaine de fois en me situant à des distances différentes, à peu près à mi-chemin de l’arbre et de la Mort, tantôt à droite, tantôt à gauche de l’axe de visée. J’ai un peu peur, c’est la première fois que je me dis que si la photo est réussie, ce sera comme un mauvais signe et que, probablement, il ne le faut pas. Ma première idée était d’aller m’asseoir entre les jambes de la Mort, mais je ne m’y résous pas, je reste à distance raisonnable, comme on dit, dans le halo lugubre qui occupe tout l’espace entre la pénombre presque noire sous le marronnier où est l’appareil et le mur gris encore très brillant où la Mort gesticule sans bouger. Quand j’estime avoir fait assez de clichés, en tout cas avec les cadrages que je voulais, je reste un moment planté là à regarder le bombage une dernière fois. Je me dis : demain j’aurai quitté cette ville et je n’y reviendrai sans doute jamais. Je me dis aussi que devant cette Mort, la seule chose que je puisse vraiment penser c’est que je suis vivant mais que ça ne veut pas dire grand-chose, et que certainement ça ne veut rien dire d’autre.
En retraversant les rails des tramways, juste devant mon hôtel qui s’appelle La Maison belge, je ris tout seul en pensant aux quatre belles feuilles de marronnier tordues sur elles-mêmes, avec les tiges abîmées et cassées. Il leur faudra quelques jours pour mourir et je me dis qu’elles seront à peine en train de sécher quand je serai à Stuttgart et même plusieurs jours après, quand je boirai mon café au soleil, à Fribourg, à une terrasse à côté de la cathédrale rouge.

Les Cahiers de la photographie, n° 23, 1989.
Le Pont-de-Montvert

En 1971, Françoise et moi avons entrepris un voyage d’été à travers la France profonde qui nous a menés, entre autres, dans les Causses et les Cévennes, région à laquelle je suis fortement attaché parce que j’en suis originaire. On s’arrête à Pont-de-Montvert, petit village au bord du Tarn (à cet endroit c’est un gros torrent) au pied du mont Lozère. Une ruelle mène en haut à l’église, qui se dresse sur un épaulement au-dessus du cimetière, de sorte qu’ils sont séparés par un muret qui sert de banquette tout au long de la terrasse qui flanque l’église, le cimetière se trouvant en contrebas, à quelques mètres en dessous du mur.
Je prends des photos. Je dis à Françoise de s’asseoir sur le muret. Je la photographie à peu près centrée : à sa gauche, un bout de la terrasse herbue noyée dans l’ombre des tilleuls, à sa droite, plus franchement, le cimetière en contrebas. Rien de spécial, simplement une photo souvenir. Une image sentimentale.
En 1984, soit treize ans plus tard, par hasard, nous repassons par Pont-de-Montvert et je dis à Françoise : « Tu te souviens qu’on avait fait des photos ici, il doit bien y avoir une dizaine d’années, si on refaisait la même ? » Je me souviens assez précisément de l’endroit du mur où elle était assise, et elle de la pose qu’elle avait prise : assise de biais, les jambes croisées, le visage penché en avant, les deux mains sur la pierre, l’une franchement à plat, l’autre touchant seulement la pierre du bout des doigts. J’ai un peu de mal à retrouver le cadrage initial, mais non, une fois l’œil collé au viseur, ça me revient assez naturellement. Je me souviens même que le bas de l’image s’arrête à mi-hauteur de ses jambes. Nous sommes assez contents de nous.
Dix ans plus tard, en 1995, sachant que nous devions faire halte à nouveau à Pont-de-Montvert, je prends soin de me munir, avant de quitter Paris, des tirages de nos deux précédents séjours. Cette fois-ci, évidemment, ce n’est plus seulement le hasard sentimental qui nous guide : l’affaire est dûment préméditée et une implication esthétique d’ensemble se dessine. Bon, une troisième image est donc faite.
Le hasard de nouveau intervient, qui va m’offrir une clé inattendue sur cette affaire. Au cours d’une de mes expositions en Allemagne, alors que rien de tel n’était prévu, on me demande d’improviser une causerie en plein vernissage, la communauté française de la ville étant là. On aligne des chaises, je tourne le dos à un panneau de mes photos et je commence à parler. Au bout d’un moment, je propose de parler plus précisément de mes photos et je me tourne vers le panneau qui est derrière moi. Or, il y avait là, justement, les trois photos de Pont-de-Montvert. Je commence donc à raconter leur histoire. C’est à l’instant où je désigne la troisième image, celle de 1995, que je réalise que le thème initial – le fait que Françoise a sans doute changé, d’âge, d’aspect, allez savoir, en deux fois dix ans – est devenu secondaire et même, pourrait-on dire, peu visible ; alors je passe tranquillement, sautant d’une phrase à l’autre, au sujet évident de cette entreprise, à savoir que c’est le cimetière qui a changé et non Françoise : en effet, d’anciennes tombes ont disparu, elles ont été nivelées au profit d’imposantes tombes récentes en belle pierre blanche, un mur blanc lui aussi a fait surface en bordure des tombes, une maison toute neuve occupe aussi l’angle droit de l’image. Et je conclus ma courte allocution par ces mots : « Ces photos apportent bien la preuve que ce n’est pas la vie qui a changé, mais la mort. »
Après, pendant des années, j’ai dit à Françoise qu’il fallait y retourner, qu’il me semblait qu’une autre photo nous y attendait. Mais, outre le fait qu’il faut y aller, à Pont-de-Montvert – que c’est toujours une expédition, d’où qu’on vienne, et que la route est interminable et terriblement sinueuse –, un début de superstition avait commencé à sourdre de là-dessous, au point que des amis m’avaient alerté sur le thème, « ça commence à bien faire, toi et ton histoire de cimetière, il ne faudrait tout de même pas tenter le diable ». Mais rien n’y faisait, j’étais obsédé par l’idée qu’il y avait quelque chose à clore là-bas.
Mon obstination m’a donné raison : nous y sommes retournés à la fin de l’été 2005. Il faisait un temps magnifique. Tout s’est mis en place, quelque chose qui était de l’ordre du bonheur et de la paix : la quatrième image était bien celle qu’il fallait. Françoise a changé de position sur ce fichu mur et tout était dit. L’affaire était entendue. Il avait fallu trente-quatre ans pour y arriver et clore, très évidemment, la série.

Denis Roche, La photographie est interminable, entretien avec Gilles Mora.
coll. « Fiction et Cie », Seuil, 2007
The Sphinx House
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