Je crois à la montée des circonstances.
Je crois que la photo est empreinte de profondeur et que cette profondeur est due à la rencontre du Temps et du Beau. Juste avant la prise photographique, c’est le Temps qui règne, juste après, c’est la Beauté qui a lieu. Esthétique et temporalité batifolent dans une sorte de paysage mental, un no man’s land presque calme où passeraient peut-être des gens, mais ce n’est pas sûr, en tout cas des images de gens. Je crois que l’art photographique consiste à mettre au jour, au bon moment, la montée des circonstances qui président à la prise de vue en même temps que les facteurs qui organiseront cette rencontre si mémorable du Temps et du Beau. Enfin, je crois que raconter les circonstances qui précèdent l’acte photographique lui-même est précisément le seul commentaire esthétique réel qu’on puisse apporter à l’image qui suivra. En d’autres termes, la photo c’est ce qui précède, c’est ce qui préside.

Denis Roche, Les Cahiers de la photographie, n° 15

1re photo

C’est un village du Frioul, le pays de Pasolini, en haute Vénétie.
Quatre ou cinq mois plus tôt, la région a été dévastée par un tremblement de terre. Les gens campent en plein champ sous des tentes de l’armée. Les rues des villages sont barrées par des madriers pour empêcher les façades restées debout de s’écrouler. Tout le monde s’attend à d’autres secousses. Sur une place à peu près intacte, la piazza du diacre Paul, nous nous sommes assis à une terrasse de café. Personne ne consommait. Personne ne circulait. Il y avait seulement quelques hommes debout sous les arcades, c’est-à-dire entre la terrasse et la salle du café. Je ne me souviens plus si ces gens parlaient ensemble ou s’ils stationnaient simplement là, dans l’attente de quelque événement effrayant, ou distrayant. Le ciel se couvrait. Le garçon, appelé, ne venait pas. Il y avait du vent, un vent chaud assez inhabituel dont de brusques tourbillons venaient sur nous de façon anarchique, par à-coups très rapides. J’avais envie qu’on se prenne en photo tous les deux. J’hésitais sur la conduite à tenir, l’endroit où poser l’appareil, les limites à fixer à l’image. À ce moment-là les tourbillons se sont arrêtés, le ciel est devenu d’un noir uniforme, les bruits sur la place et les aboiements des chiens se sont arrêtés. Je suis allé en vitesse poser l’appareil au hasard sur une table et j’ai dit à Françoise qu’on avait encore quelques instants devant nous. Nous étions inquiets. De même les gens derrière nous qui s’étaient mis à crier des phrases qu’on ne comprenait pas. Revenu à ma place, dans le champ de la photo, j’ai compris qu’il ne fallait pas rester là quasiment sous la façade de l’immeuble. Françoise s’est retournée pour voir si les autres rentraient ou sortaient sur la place. Moi, j’étais déjà debout. Alors on a entendu tous les deux le déclic de l’appareil.

2e photo

C’est notre deuxième voyage en Égypte. En 81, j’avais réalisé une suite de photos, le long du trajet de l’avenue de l’Impératrice qui conduit du Caire au faubourg de Gizeh où se trouvent les pyramides. Je m’étais placé à l’avant, à droite du chauffeur, et dès que le sommet de la pyramide de Kheops avait commencé à pointer au-dessus des arbres et des immeubles de béton, j’avais pris des photos, suivant dans le viseur l’arrivée foudroyante des lignes et des formes. À chaque cliché, pratiquement, la mise en place semblait avoir été prédéterminée, elle était harmonieuse, vive, évidente. Cette fois, j’étais décidé à refaire la même opération, à voir jusqu’où les lignes et les formes étaient prêtes à rejouer cette sorte d’opéra muet qui m’avait tant séduit. J’ai compris très vite que rien ne se passerait comme avant. La lumière n’était pas la même, nous étions dans une autre saison, avec du vent de sable qui noyait les contours, les paysages urbains ou végétaux paraissaient différents. Bref, rien n’apparaissait. Les images ne venaient plus à ma rencontre. Je déclenchai tout de même à plusieurs reprises.
Arrivé au bout de l’avenue, comprenant que je n’aurais rien si je n’inventais pas, je dis au chauffeur de ne pas tourner à droite dans l’entrée de l’hôtel Mena House, comme nous l’avions d’abord prévu, mais de poursuivre et de monter à toute vitesse, sans ralentir, la rampe asphaltée qui mène au pied de la pyramide. À peine y étions-nous que je vis tout s’installer, comme par miracle, à nouveau, dans le viseur. L’image s’encadrait parfaitement dans le pare-brise, cadre à l’intérieur du cadre : l’avancée du toit de la voiture, le tournant de la route, le long trottoir de gauche dont la bordure était hachée de noir et de blanc comme les crans d’une pellicule, quelques piétons uniquement à gauche, la masse sombre de la pyramide à contre-jour, la pointe, comme une antenne, d’un réverbère à droite. Et puis, magnifique, une grande inscription en arabe en travers de la vitre du pare-brise, plaquée dans le ciel gris. À l’instant où je vis l’image, je sus que ce serait la seule, qu’elle venait enfin, et j’appuyai sur le déclencheur.

3e photo

J’avais prévu, plusieurs mois à l’avance, une étape dans les jardins Borda, vieil îlot de végétation abandonnée au coeur de la ville coloniale. Six mois avant d’y être, nous savions que le 17 juillet exactement, sans doute vers les onze heures du matin, nous serions assis là, au milieu de la verdure, en plein soleil, dans la lumière.
D’innombrables fois je me suis amusé à dire à Françoise : « Est-ce que tu sais que dans trois mois exactement nous serons dans les jardins Borda, en train de nous photographier ? », « Est-ce que tu sais que dans quinze jours exactement nous serons dans les jardins Borda en train de nous photographier ? », etc. Au fur et à mesure que la date approchait, c’était l’image qui s’approchait. Au fur et à mesure, l’énorme masse de temps opaque qui nous séparait de ce moment plein, unique et heureux, s’amenuisait, elle fondait littéralement, c’était comme la partie supérieure d’un sablier en train de perdre tout son sable. Enfin, nous fûmes au Mexique, une dizaine de jours avant le 17 juillet. Puis nous fûmes à Puebla, quelques jours avant. Le temps diminuait irrémédiablement. L’instant de la photo dans les jardins serait la fin du temps de l’attente. Le sable aurait fini de couler dans le sablier. Puis ce fut le matin du 17, la route rutilante de couleurs qui va de Puebla à Taxco en passant par Cuernavaca. Vers onze heures, nous abordions la route qui monte vers l’ancien palais de Cortès. Nous nous arrêtâmes près de la cathédrale. L’entrée des jardins était juste derrière. En quelques minutes nous fûmes au coeur du jardin, je fis asseoir Françoise sur un mur de pierre dont le dossier la cachait en grande partie à l’appareil photo placé sur un trépied face à la végétation et à deux ou trois marches de pierre sur lesquelles je comptais m’asseoir. J’avais décidé que le montant gauche du mur de pierre qui servait de banc à Françoise ferait une ligne verticale exactement au milieu de la photo, comme une entaille dans l’image. Je mis en marche le déclencheur à retardement, j’allais prendre place sur les marches, je regardais fixement l’appareil, je me disais, voilà, en cet instant précis l’énorme boule de temps qui était entre nous et cet endroit va finir de se consumer, et dans cette dernière seconde où je pensais cette phrase, j’entendis que la photo se faisait.

5e photo

Il fait gris et humide, une journée triste, une lumière maussade sans relief, qui tourne à peine. On venait de déjeuner au premier étage du Café du Port où j’avais longuement observé le visage péruginesque d’une serveuse. J’avais fait deux ou trois clichés d’elle au télé, un peu à la sauvette. On a repris la voiture et on s’est dirigés sur la droite du port vers la digue qui relie à la terre ferme l’ancienne île de La Hougue. Cette digue en fait ressemble à une langue de terre. Elle porte à son extrémité un fortin et, sur le plat, un ensemble de fortifications à demi enterrées et bordées de talus herbus. On arrête la voiture à l’entrée qui est fermée par une barrière, le capot face à la digue et on reste un moment dans la voiture pour réfléchir à ce qu’on va faire. Comme j’ai repéré, assez loin devant, au-delà des chemins sablonneux qui partent du parking et qui divisent comme des raies un matelas d’herbes grasses d’assez vulgaire apparence, une sorte de plage peu accueillante mais avec des cabines de bain et quelques bancs disséminés face à la mer, je me dis qu’on pourrait y faire quelques autoportraits au déclencheur à retardement. Le temps s’est un peu levé, la lumière augmente mais mal, c’est-à-dire qu’elle est partout et ne sert pas les lignes. Françoise ouvre la portière de son côté et me dit aussitôt qu’elle va faire le tour de la voiture parce qu’il y a une grosse flaque devant elle. Je comprends immédiatement qu’elle va passer devant le pare-brise.
Alors je prends mon appareil et je cadre devant moi. Tout se met en place. Le pare-brise donne le ton de l’image : le rétroviseur à gauche, des traînées de gouttelettes à droite. Les deux essuie-glace donnent la réplique à la barrière et cette dernière forme un trio de lignes avec les deux horizons, celui de la terre, et celui de la mer. Et puis, juste devant moi, je vois la carte postale du Mont-Saint-Michel, posée sur la tablette et je ris en pensant qu’elle va renvoyer, dans quelques secondes, à une cabine de bain de Saint-Vaast-la-Hougue. Au moment où Françoise apparaît dans le champ de vision, j’appuie sur le déclencheur.

C’est l’après-midi. Beaucoup de gens se promènent dans les rues. Des gens qui ont l’air riche et heureux. [...]
Elles sont souvent blondes, avec des yeux bleus. Comme la ville, comme ses monuments si ornés, comme les immenses oliveraies alentour, comme son ciel, les femmes de Lecce sont opulentes et belles. À travers cette foule, nous gagnons le centre de Lecce, la Piazza san Oronzo. Au milieu de la place il y a une sorte de grande trouée dans le sol ; c’est l’amphithéâtre romain, à une dizaine de mètres en dessous de la ville actuelle. Je me penche au-dessus de la balustrade et je regarde les ruines. Il n’y a personne. Un peu plus loin nous trouvons
un escalier noir et nauséabond qui descend du côté des gradins. Arrivé en bas, je remarque l’état d’abandon des lieux. Les ruines côtoient les déchets : il y a des fûts de colonnes romaines, des chaises pliantes relevées contre le mur du fond, des rideaux noirs qui pendent d’une tringle de fer tendue d’un bord à l’autre de la scène. On décide de faire des autoportraits au déclencheur à retardement. Françoise se place près du mur, plutôt face à moi. Elle attend. Et comme elle attend, elle s’appuie d’une main au mur, son corps s’alourdit, elle baisse la tête. Visiblement elle pense à autre chose. Les colonnes semblent se diriger vers elle et je remarque que son bras est exactement parallèle à la tringle qui est derrière elle. Je ne dis rien, je règle simplement le retardateur pour qu’il se déclenche au bout de quelques secondes seulement. Je me mets en marche vivement vers Françoise et j’entends presque aussitôt le déclic.

Denis Roche, Les Cahiers de la photographie, n° 15
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